dimanche 20 janvier 2019

La troisième saison



Elles me l’avaient dit, les filles, elles m’avaient prévenue :

- C’est pas un gars pour toi.
- Il va pas te rendre heureuse.
- Il te fera pas d’enfant.

Bon là, elles avaient tort, mais personne le sait pour l’instant. Elles m’avaient mise en garde tant qu’elles pouvaient. Mais à vingt ans, j’avais la foi, je croyais que tout était possible. 

Tout est possible d’ailleurs, puisque me voilà, à près de minuit, en train de creuser. Dans une forêt.  Ça, j’avoue que je ne l’aurais pas imaginé.

J’en suis là, à parler de mes vingt ans au passé. Ça fait à peine trois saisons, mais il paraît infiniment loin le soir d’été brûlant où on s’est rencontrés. Le truc qui m’a accrochée, c’est son prénom. Ce que j’ai pris pour son prénom, quand un de ses potes l’a appelé :

- Aurèle…

Je me suis retournée d’un bloc, mes études de lettres encore toutes fraîches, fantasmant déjà un beau gars, costaud, volontaire, yeux bleus et cheveux clairs… Dans la demi-seconde qui s’est écoulée entre l’instant où j’ai entendu son nom et celui où je l’ai vu, on avait déjà vécu toute une vie et conquis un empire ensemble. Tout était joué.

- Tu es trop romantique, soupirait Sarah.
- C’est pas ça, l’amour, renchérissait Caroline.

Et la réalité avait dépassé le rêve, comme chaque fois qu’on veut bien s’illusionner soi-même.

- C’est sûr qu’il a une belle petite gueule de bad boy.
- Mais c’est tout ce qu’il est, un pauvre gars.
- Un loser.

J’essuie la sueur sur mon visage avec mes mains pleines de terre, glacées. Je regarde Aurélien et son sweat noir qu’il adore, celui avec l’inscription « Me cherche pas. Ou on retrouvera jamais ton corps. »
C’est d’autant plus macabre que bien sûr qu’on va le retrouver, le corps. Et moi, j’irai en prison. En prison à vingt ans, merde ! Qu’est-ce que je vais pouvoir raconter, au procès ? Comment je pourrais amadouer le juge ? Votre honneur, je vous assure… Je crois qu’on ne dit pas « Votre honneur » en France, faudra que je pense à demander à l’avocat. Putain ! Où est-ce que je vais trouver un avocat ? Il faut qu’on ait le même, sinon chacun devra charger l’autre et je ne veux pas charger Aurélien. Il n’a pas vraiment fait exprès. L’engueulade a mal tourné et puis voilà. Il aurait pas dû avoir ce couteau sur lui, bien sûr, mais il pouvait pas deviner…

- Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ? Creuse !

J’ai envie de rigoler : dans la vie, il y a ceux qui creusent… 

- Pourquoi tu te marres ? Y a rien de drôle, creuse, je te dis !

Je ne réponds pas, la discussion ne nous amènerait nulle part et on a besoin de garder notre souffle. Il n’a pas vu le film, de toute façon. En tout cas, Aurélien n’a pas de pistolet chargé, non Monsieur le juge, pas d’arme à feu, jamais de la vie ! Et puis il creuse aussi, plus efficacement que moi, même. L’avantage des nuits de décembre, c’est qu’elles sont longues, on aura peut-être fini avant le jour. Mais il fait tellement froid…

- Aurélien, c’est impossible, la terre est quasi gelée, on va jamais y arriver.
- Tu préfères qu’on le découpe, peut-être ? Tu crois que ça sera plus facile d’enterrer des petits bouts ?

Putain ! J’espère qu’il plaisante. Je reprends ma pelle, le cœur au bord des lèvres. Je ne lui ai rien dit, pour le bébé, je l’ai su ce matin et quand il est rentré, c’était avec les pelles et… tout le reste, c’était pas le quart d’heure. Je ne veux pas que mon enfant naisse en prison. 

Elles m’avaient prévenue, et je ne les ai pas écoutées. Faut reconnaître qu’elles étaient loin du compte.

- Tu te fais un joli film de princesse.
- Un roman à l’eau de rose.
- Mais ça peut pas marcher.
- Tu as vu comme il boit ?
- Il ne te bat pas, au moins ?

Là, on s’était fâchées pour de bon, elles et moi. Qu’est-ce que ça veut dire, battre sa nana ? Aurélien n’a rien à voir avec ces tarés qui torgnolent leur femme du matin au soir. Il a le sang chaud, c’est tout. Elles n’auraient jamais compris. Surtout maintenant.

Sarah m’avait rappelée quelques jours plus tard, et pas pour s’excuser :

- Il va t’attirer des ennuis, tu sais.

Des ennuis, vraiment…

- Creuse, Jo !

Je creuse, mon amour, je creuse, mais j’ai pas tes gros biceps, j’ai froid et j’ai peur. Qu’est-ce qui va nous arriver, maintenant ?

Il doit être pas loin de deux heures du matin quand une méchante pluie glaciale se met à tomber. Le trou commence à ressembler à quelque chose mais je n’en peux plus. Je m’assois par terre, c’est-à-dire dans la boue. Qu’est-ce que ça peut faire ? Le plus important, c’est de ne pas laisser mon regard se poser sur l’horrible emballage de sacs poubelle, qui tient plus ou moins, avec du scotch. Quand il entre dans mon champ de vision, avec ses ombres improbables projetées par la frontale d’Aurélien, j’ai encore plus envie de vomir.

Même lui semble épuisé, il ralentit le rythme.
Et puis soudain, un éclat bleuté sur les arbres dégouttants trahit des gyrophares.
Enfin.
Aurélien s’arrête net, le regard traqué, trop tard.

Sarah a reçu mon SMS, elle a fait ce qu’il fallait. Je ne veux pas que mon enfant naisse en prison.
Si c’est un garçon, je l’appellerai Aurèle.

dimanche 13 janvier 2019

Libre en enfer


-   

-          Salomé ? Vous êtes en Bretagne ces vacances ? Je peux venir ?
-          Oui et oui, ma chérie ! Tu as une petite voix, ça va ?
-          Ouais, fin de grippe, besoin de grand air.
-          On va te remettre d’aplomb.

Un quart d’heure plus tard, alors que le boucle mon sac, mon amie rappelle :

-          Ma Juju, j’ai oublié de te dire, Pascal est là pour la semaine. Ça t’embête pas ?

Pascal.
Son prénom. A l’origine d’une n-ième dispute. Il se plaignait encore que son patron l’exploitait honteusement. En réalité, il s’était simplement vu refuser un jour de congé, réclamé à la dernière minute, en période de soldes.

-          Décidément, tu portes bien ton nom ! avais-je craqué.
-          Pourquoi tu dis ça ? sur la défensive, déjà.
-          L’agneau pascal, l’agneau de Pâques, sacrifié… rings a bell ?

J’étais excédée, méchante exprès, ça me faisait me sentir moche et je lui en voulais pour ça, cercle vicieux. Il s’était rhabillé et m’avait informée froidement depuis le seuil qu’il serait à ma disposition si je me calmais. Mais que je n’attende pas trop.

J’avais attendu une semaine, agrémentée d’un petit extra qui fait du bien au moral, un ancien collègue croisé par hasard, toujours aussi séduisant. Qui deviendrait l’objet d’une n+1-ième dispute. Plus grave que les autres celle-là puisqu’elle avait accouché d’une vraie discussion, celle que nous évitions depuis le début, LA discussion des Où on va ? Est-ce qu’on y va ensemble ? Qu’attendons-nous l’un de l’autre ? 

Pascal l’évitait-il consciemment ? Je l’ignore. De ma part en revanche, c’était délibéré tant je voyais clairement où elle menait. Ça n’avait pas manqué. Nos attentes, nos vies, nos envies étaient non seulement différentes mais, surtout, hélas, diamétralement opposées. Quand il me disait « Je reste jusqu’à ce que tu me demandes de partir », il m’étouffait. Quand je lui disais « Ne m’appelle pas ce soir, je sors, pas sûre de rentrer cette nuit », je le crucifiais.

Alors au bout de cette triste discussion, j’avais décidé de ne pas arrêter de goûter les corps qui m’attiraient, il avait décidé de ne pas continuer notre relation. Peut-on parler de « commun accord » ?

J’avais effectué la première d’une série de traversées du désert, sans savoir qu’il y en aurait d’autre, plus sèches. La première oasis était apparue un petit matin de retour de soirée pour moi, départ au travail pour lui. J’étais dans son quartier, sortant de chez un homme dont l’alcool avait déjà dilué le souvenir. Je devais avoir une sale tête de mauvais matin. Pascal s’était lancé dans un sermon agressif. Mauvaise, je l’avais coupé :

-          Si tu dois me faire des scènes de jalousie, au moins, fais-moi l’amour.

Aujourd’hui encore, je reste émerveillée par sa réaction. Il m’a tendu ses clés :

-          Lave-toi, dors, dessaoûle, je serai là vers 19 h.

Notre deuxième cycle était enclenché.

Alors quand Salomé m’annonce sa présence, j’entrevois une n-ième oasis. Je renverse mon sac sur le lit pour remplacer vieux jeans par jupettes et culottes confortables par strings en dentelle. Je fonce dans la salle de bain pour une séance épilation-gommage-crémage-maquillage-parfumage qui devrait mettre toutes les chances de mon côté.

-          Mais enfin, m’avait un jour interrogée Salomé, tu l’aimes ?

Est-ce que j’aimais Pascal ? Sûrement. Est-ce que je voulais former avec lui un couple exclusif ? En aucun cas.

Pendant une phase de désert particulièrement aride, mon meilleur ami – objet, bien à tort, de soupçons de Pascal – sur l’épaule de qui je pleurais le prix incroyablement élevé de ma liberté, m’avait répondu : « La liberté n’a pas de prix. Et le prix, c’est toi qui le fixes. Tu préfères être esclave au paradis ou libre en enfer ? »

Sans hésiter, libre en enfer.

Lorsque je me gare devant la maison bretonne de Salomé, il fume sur le pas de la porte, m’observe, impénétrable, sans l’ombre d’un sourire. Une bouffée de plaisir m’envahit, d’anticipation. J’aime tenter de le séduire à chaque fois. Parfois, c’est un échec. Mais lorsque ça marche, quelle ivresse !

Il me laisse m’avancer sans faire un geste, je suis sur le point de douter quand je vois la petite veine traitresse sur le côté de son cou battre follement, m’avertissant de son trouble. Je lui souris chaleureusement, pas par calcul ni stratégie, mais parce que je suis heureuse de le voir, que le je trouve beau, que je me régale d’avance de respirer son odeur en l’embrassant, même s’il ne me laisse que sa joue.

Il répond à mon sourire, je pose la main sur le haut de son bras, un peu trop appuyée peut-être mais je suis faible et son contact m’a tant manqué… Lui avance une main qui lui échappe pour m’enlacer. Enfin. Sa bouche a le goût de l’eau fraîche.

-          Tu as changé d’avis ?

Quand mes enfants étaient adolescents, ils avaient un jour fabriqué une pelote d’élastiques entortillés et enroulés tous ensemble. Grosse comme une orange, cette balle artisanale rebondissait plutôt bien et a longtemps traîné dans le salon. Je l’avais complètement oubliée jusqu’à cet instant où les yeux gris de Pascal me renvoient sa question comme en écho. 

La balle d’élastiques, dans ma gorge, m’empêche de déglutir pour tenter piteusement de gagner du temps. Il serait si facile de dire oui, quitte à jouer le jeu… Puis je songe au déjeuner prévu à la fin du mois, avec un ami d’une connaissance, un homme qui sentait bon, riait clairement et dont le regard promettait beaucoup.

La mort dans l’âme, ce n’est pas un vain mot, je cesse de lutter contre son bras qui me repousse, je baisse les yeux et la tête, la balle d’élastiques m’interdit de parler, je fais « non » de la tête et c’en est trop, je lui tourne le dos pour aller chercher dans la voiture mon sac plein de strings et de jupettes.

Salomé me serre contre elle, me regarde, me resserre.

-          Ma chérie, tu as une mine épouvantable ! Elle était mauvaise, cette grippe ?
-          Pire.

Elle nous prépare un grog, je double ma dose de rhum avec indifférence. Elle s’assoit face à moi, un mug chaud entre les mains.

-          Alors, demande-t-elle doucement, toujours libre en enfer ?

Je souris, ça me fait du bien de me rappeler que c’est moi qui m’inflige cette frustration.

-          Plus que jamais, mais je t’avoue que certains jours, l’enfer est salement hostile.

Elle pose une main brûlante sur mon poignet.

-          Passe à autre chose, vous vous rendez malheureux tous les deux.
-          Tu as raison, demain. Ou non : après les vacances.

Chaque seconde passée sous le même toit que Pascal sera tellement chargée d’espoir qu’elle peinera à s’écouler. Et si certaines seulement portaient un sourire, un regard, un mot tendre, je serais payée de ma peine.

Longtemps après le dîner pris tous ensemble avec Luc, le mari de Salomé et leurs trois ados, on refait un peu le monde, l’ambiance est douce, l’effort commun que Pascal et moi faisons pour avoir l’air de bonne humeur est efficace. J’évite autant que je peux de croiser son regard dont la profondeur me chavire, toujours. Je me retiens à chaque instant de toucher son bras ou sa cuisse, juste pour appuyer mes propos, juste parce que le manque est encore plus acide lorsqu’il est tout près, que sa chaleur rayonne jusqu’à moi.

Encore plus tard, je réussis enfin à m’endormir lorsque je l’entends entrer dans ma chambre, se glisser dans le lit que nous avons tant partagé. Enfin enfin, la sortie de ce douloureux purgatoire, ses jambes qui s’emmêlent dans les miennes me disent que je suis pardonnée, momentanément du moins.

Après, alors que j’ai oublié tout ce qui n’est pas ses bras serrés autour de moi, mon nez collé sur sa poitrine au point qu’il en gardera sûrement la marque demain, ma main qui se promène encore sur ses fesses et ses cuisses, affamée encore, je ne sais pas me taire.

-          Salomé m’a dit qu’il y avait un vide-grenier pas loin demain, ça te dirait qu’on y aille ?

-         
-          Pascal ?
-          Mmmh.
-          Tu viendrais avec moi demain ? Au vide-grenier ?
-          Pourquoi, tu as besoin de quelque chose ? Tu peux pas regarder sur Le bon coin ?

Me revient dans la figure l’autre raison pour laquelle ça ne pourra jamais marcher, nous deux : à part l’amour, il n’y a absolument rien que nous aimions faire ensemble. J’aime visiter des châteaux, des musées, lézarder au soleil avec un livre, écumer les brocantes, lui aime regarder le foot, le rugby, le tennis à la télé, aller voir les matches en direct, jouer lui-même. Nous avons eu une période de concessions mutuelles qui n’a pas duré. Le sport m’ennuie aussi sûrement que lui mes hobbies. Excepté Salomé et Luc il n’aime pas mes amis, les siens m’horripilent. Pas d’espoir, avions-nous conclu. Pas d’espoir. J’insiste bêtement, comme si j’avais besoin de nous démontrer, encore, que nous n’avons rien de commun. Parce que ça me rend infiniment triste de ne pas avoir trouvé de terrain d’entente. Parce que cette tristesse me rend dure, me pousse à déchirer et salir le peu, le très peu qui va bien entre nous.

-          Oh mais pour une fois, tu pourrais te décoller un peu de la télé et venir avec moi !

Forcément, il se vexe. Il se raidit, s’écarte.

-          D’abord, je ne suis pas « collé à la télé » comme tu dis, ensuite, je ne vois pas pourquoi j’irais t’accompagner comme un toutou devant un étalage de vieilleries qui m’emmerde ! Tu t’imagines que mon ambition dans la vie c’est d’être ta mascotte ?

Le voyant rouge « Danger ! » clignote dans ma tête, un peu tard. Il me tourne le dos, je tremble qu’il s’en aille, n’ose pas bouger un cil, ne sais plus comment le retenir. J’attends longtemps. Je l’entends s’endormir, je n’ose même pas essuyer mes larmes de dépit. Je ne réfléchis plus lucidement, je somnole aussi, par à-coups, avec la sensation de me noyer.

Quelque part entre la nuit noire et l’aube, je me suis assoupie, il se rapproche, m’entoure de son bras. Je prends ses doigts, il les serre brièvement comme en signe de reconnaissance, Je sais que tu es là, je te veux contre moi, m’embrasse la nuque. Puis nous  réveille complètement tous les deux pour un corps à corps silencieux dont la douceur et la tendresse me font pleurer encore. Nous achevons la nuit et une partie de la matinée inconfortablement collés l’un à l’autre, comme si nous savions, l’un et l’autre, que cette trêve est la dernière.

Un clocher sonne midi dans le lointain, j’entends surtout le vent et l’océan, adossée à un rocher humide, les fesses sur le sable froid, j’essaie de dissiper la mélancolie brouillardeuse qui s’accroche. Pascal est parti avant le café, les planètes un instant alignées ont déjà repris leur dérive. 

Je m’efforce de savourer cette liberté si chèrement payée mais pour l’instant,  le cœur n’y est pas.

vendredi 27 juillet 2018

Les cigarillos de Violette













La jeune fille pousse doucement la porte en continuant de frapper. À l’autre bout de la chambre, dans un fauteuil roulant touchant presque la baie vitrée, la vieille dame semble absorbée par la contemplation du jardin. Une bruine fine estompe les massifs fatigués de la fin de l’été.

- Mamie ? Bonjour !

La vieille dame tourne la tête et sourit.

- Bonjour ma chérie. Je t’en prie, ne m’appelle pas Mamie, je suis bien trop âgée pour être ta grand-mère.

La jeune fille sourit à son tour en entrant.

- Bonjour Violette, comment vas-tu aujourd’hui ?
- Comme tu vois… oh flûte ! Rappelle-moi ton prénom, veux-tu ? Cette mémoire est une catastrophe !
- Carole-Anne, mais ne t’inquiète pas, c’est normal d’oublier certaines choses.
- Ce qui me désole, c’est d’oublier ton nom alors qu’il n’y a que… quel âge as-tu, toi ? Vingt ans ?
- Dix-neuf, c’est presque pareil.
- …voilà ! J’oublie des choses que je sais depuis dix-neuf ans, alors que je te vois presque chaque jour. Et à côté de ça, des souvenirs de plus de soixante-dix ans restent gravés comme si rien ne pouvait les effacer. Naturellement, ce sont ceux que j’aurais préféré oublier. Allons, on n’y changera rien. Je suis trop mélancolique pour ta jeunesse. Tiens, dis-moi plutôt pourquoi ce petit air chagrin ?
- Ah Violette, ce n’est pas très important de devoir te redire mon nom. Ce qui compte, c’est ça, tu vois toujours quand je suis un peu triste !
- Et qu’est-ce qui te rend triste, jeune fille ?

Carole-Anne secoue la tête d’un air résigné :

- Je crois que je suis encore tombée amoureuse du mauvais gars…

Le visage de Violette s’étoile encore un peu plus.
- Tu vas me raconter ça. Sortons, si tu veux bien me pousser, parce que ces sacrées jambes sont en repos aujourd’hui.
- Mais il pleut…
- Ma petite fille, si j’étais en sucre j’aurais fondu il y a belle lurette. Tiens, passe-moi le… chose, là, pendu à la patère… c’est imperméable. Et la boîte de cigarillos dans le tiroir, s’il te plaît. Il ne doit pas en rester beaucoup.
- Un seul, mais je t’en ai rapporté une boîte neuve. Tu sais que tu ne devrais pas fumer ?
- Certainement, mais à mon âge… j’ai quel âge déjà ? Quatre-vingt-quinze ? Pas cent, je m’en souviendrais…

Les sourcils blancs se froncent à la recherche de ce nouveau souvenir qui s’échappe.

- Quatre-vingt-douze.
- Ah tiens, je suis plus jeune que je ne pensais. Bref, cela ne me tuera plus à présent. Et quand bien même, j’ai fait plus que mon temps.
- Oh Violette, ne parle pas comme ça, ça me désole !
- Excuse-moi, mais si j’ai appris quelque chose de cette vie, c’est bien qu’il ne sert à rien de se cacher les yeux. La réalité est, tout simplement, qu’on le veuille ou non. Autant la regarder en face. Alors, tes amours contrariées ? C’est celui dont tu m’as parlé déjà ? J’ai oublié son nom, tu t’en doutes, mais je me souviens qu’il te plaisait beaucoup, et qu’il avait de jolis yeux.

En poussant le fauteuil dans les allées de la maison de retraite, Carole-Anne raconte le garçon un peu voyou et très, trop coureur qui se lasse déjà de leurs rencontres, quand elle espérait tant avoir enfin trouvé le bon.

Son arrière-grand-mère hoche la tête doucement.

- Le bon ? Mais qui est-ce, le bon ?
- Eh bien pour toi, c’était Grand-Papa, non ?

La vieille dame rit d’un coup.

- Ah non, je ne peux pas dire ça ! Pauvre Jean, d’ailleurs, il le savait. Les derniers jours, quand il faisait ses adieux à toute la famille, il me l’a dit, j’en suis restée comme deux ronds de flan. Plus de cinquante ans à ses côtés et je n’ai jamais soupçonné qu’il avait compris.

Il était faible mais encore très lucide. On l’avait autorisé à rentrer mourir chez lui. Ça ne me plaisait pas plus que ça mais de quoi aurais-je eu l’air, à refuser ? Enfin, après le défilé des enfants, petits-enfants, tu étais trop jeune, tu ne dois pas t’en souvenir, j’étais assise à côté de son lit et il m’a regardée avec ce mélange de douceur et de gravité qui était tellement lui.

- Ma Violette, je dois te dire quelque chose : depuis que nous sommes mariés, chaque nuit que nous avons passée ensemble, tu as appelé Étienne dans ton sommeil. Chaque nuit. Je n’ai jamais cessé d’espérer que je finirais par remplacer cet Étienne dans ton cœur. Il semble que non, au bout du compte.

Il a souri et serré ma main.

- À présent qu’il est temps de m’en aller, dis-moi sincèrement si j’ai pu rendre ta vie un peu moins triste d’avoir perdu cet homme.

Ah ! Tu vois, je suis devenue trop vieille pour me retenir de pleurer, mais ces larmes-là n’ont rien à voir avec la mort de ton grand-père. Arrière-grand-père, pardon. Tu es surprise ? Je ne t’ai jamais parlé d’Étienne ? Non bien sûr. Personne n’a jamais entendu parler d’Étienne.

J’avais juste ton âge, dix-neuf ans. Je te prie de croire qu’à cette époque, les jeunes filles n’avaient pas la liberté que vous avez aujourd’hui, mais cet été-là, les astres ont dû s’aligner un peu. Était-ce un bien, je ne saurais le dire. Peut-être pas après tout. J’accompagnais ma cousine Claire dans sa maison de vacances pour l’aider à s’occuper de ses enfants et lui permettre de se reposer car elle était très fatiguée après la naissance du second. J’allais au marché tous les matins avec le petit garçon, je prenais mon temps, on faisait un détour par la plage, on ramassait des coquillages et des fleurs sèches pour offrir à sa maman.

Je l’ai remarqué la première fois que je l’ai vu. Un très bel homme. Bien plus âgé que moi. Un grand sourire chaleureux, de la gaieté débordant des yeux, un regard franc… je crois que je suis tombée amoureuse de lui avant même qu’il m’adresse la parole. Un jour il m’a aidée à porter mon panier jusqu’à la maison, nous avons parlé, il m’a demandé l’autorisation de revenir me voir. Ne ris pas, ma petite fille, ça se passait comme ça autrefois. Mais pour le reste, rien n’a changé et votre génération n’a rien inventé, crois-moi ! Aujourd’hui encore, si je m’allonge à plat ventre, je pense à lui. Ne prends pas cet air choqué je t’en prie. Ah, tu ris, c’est mieux.

Nous nous voyions presque tous les jours, il n’y avait pas de téléphones portables, pas de téléphones du tout d’ailleurs, on mettait un mot sous une pierre pour se donner rendez-vous, c’était tout à fait aussi romantique que vos SMS. J’étais bien avec lui, c’est aussi bête que cela. Je me sentais entière, comme si j’avais attendu dix-neuf ans de trouver l’autre moitié de moi. Je n’imaginais pas ne pas passer le reste de ma vie avec lui. J’aimais rire avec lui, bavarder des heures durant, faire l’amour vite quand arrivait l’aube ou en prenant notre temps quand la nuit ne faisait que commencer. J’ignore encore comment je ne suis pas tombée enceinte, parce que tu penses bien qu’on n’avait pas les moyens que vous avez à présent. Mais les astres était en rang d’oignon, tout s’agençait à la perfection. Il y avait entre nous comme une évidence. Je l’aimais, il m’aimait, nous allions nous marier. La seule chose que je n’aimais pas chez lui, c’était l’odeur de ses cigarillos. Eh oui, c’est pour ça que depuis plus de soixante-dix-ans, j’essaie de rendre ce souvenir désagréable. Il faut être réaliste, ça n’a pas tellement fonctionné.

Un soir de septembre, il a tenu à venir me retrouver à la maison, c’était un peu plus risqué mais pas si difficile. Nous étions assis tous les deux sur mon lit. Tu vois, j’oublie parfois ton prénom mais je me rappelle précisément son timbre, un peu sourd parce qu’il parlait bas, autant pour ne pas réveiller Claire que pour me faire moins mal, et aussi l’intervalle entre ses respirations, et l’odeur de terre mouillée qui entrait par la fenêtre ouverte. Pas tout à fait comme aujourd’hui : la nuit, l’odeur de la pluie sur le sol est encore plus particulière.

Au début, il avait sa main sur la mienne, puis il l’a retirée.

- Ma Violette, je vais te faire mal et je m’en veux. Je sais combien tu m’aimes. J’ai une infinie tendresse pour toi, mais pas l’amour que tu attends, que tu mérites. Nous n’allons pas nous marier, je te rendrais encore plus malheureuse que tu ne l’es en cet instant.

Je regardais ses yeux doux, j’étais pétrifiée. Je comprenais l’expression « avoir une boule dans la gorge ». À cet instant, j’ai senti non pas une boule, mais une grosse pierre noire et froide. Dans la gorge et aussi sur la poitrine et l’estomac. Tout le monde a toujours cru que j’avais le cœur et les poumons fragiles. Foutaises ! Mon cœur s’est brisé cette nuit-là et la pierre ne m’a jamais laissé beaucoup de place pour respirer ni pour manger. Je ne disais rien.

- Tu ne dis rien. Tu es toute pâle. Est-ce que ça va ? Je te demande pardon. J’ai vraiment cru que je pourrais t’aimer, je suis…
- Tais-toi.

S’il continuait de parler, j’allais pleurer. Il pourrait bien me prendre dans ses bras et à l’idée de me retrouver serrée contre son torse, enfermée entre ses bras comme si rien ne pouvait m’arriver, je sentais bien que ma pierre laisserait passer les sanglots. Je m’accrochais à cette volonté bien inutile de garder ma dignité.

- Il vaut mieux que tu t’en ailles maintenant.
- Tu es sûre ? Est-ce que je peux…
- Non.

Je ne saurai jamais ce qu’il allait proposer. Je lui ai demandé de partir à nouveau. Je ne l’ai plus revu ailleurs que dans mes rêves. Et me voilà coincée ici, dans cet interminable purgatoire, parce que même mourir ne me le rendra pas. Et retrouver ce pauvre Jean pour l’éternité, c’est au-dessus de mes forces. Le contrat disait « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». J’ai rempli ma part du mieux que j’ai pu. Mais rien ne m’attend, ni de ce côté-ci ni de l’autre, qui me tente le moins du monde.

Carole-Anne tire deux mouchoirs en papier de son sac à main, en tend un à Violette.

- Mamie, je sais que tu ne veux pas que je t’appelle comme ça, mais tu comptes bien plus pour moi que ma grand-mère, alors ne râle pas. Ton histoire est tellement triste, je suis malheureuse pour toi, mais très égoïstement, je peux te dire que toi, tu mets des couleurs et des parfums dans ma vie depuis toujours. Ça veut dire que même avec le cœur brisé, ou peut-être à cause de ça, tu as cette sensibilité, cette gentillesse et cette attention aux autres qui rendent le monde un peu plus doux. Alors reste encore, parce que moi j’ai besoin de toi ici. Et puis après, tu ne sais pas, peut-être bien qu’Étienne aussi a regretté sa décision. Peut-être qu’il s’est fait peur avec la différence d’âge et qu’il a cru que tu étais heureuse sans lui. Tu n’es pas à l’abri d’un coup de chance, espère. Peut-être qu’il t’attend malgré tout.

- Peut-être qu’il m’attend… répète Violette, songeuse.