samedi 3 août 2013

Tranche de vie (3)

"Attends que je te raconte !..."

Dans une autre vie, j'ai eu une belle-mère qui commençait ses anecdotes comme ça : "Attends que je te raconte !...", se retenant tant bien que mal de pouffer à l'idée de la bonne histoire dont elle allait nous régaler. Là, voilà, je suis intérieurement hilare en repensant au bistrot du port de Machin Chouette, attends que je te raconte !...

Nous sommes trois, fuyant l'orage après le concert inoubliable au bord du lac, Marie-Marie (mon amie de toujours), Miss Lili (sa fille de 21 ans, celle que j'aurais aimé avoir si j'avais eu une fille) et moi, grelottantes, cherchant un endroit accueillant et couvert pour boire un coup avant le restau prévu un peu plus tard. Marie-Marie nous conduit dans les ruelles du port Machin-Chouette, un village très touristique, paraît-il, mais déserté à cet instant en raison de la pluie et du vent qui nous ont dérobé 15 degrés d'un coup.

Soudain, nous passons devant la vitrine d'un bistrot dont la vitrine promet monts, merveilles et climatisation. Nous ne tenons pas particulièrement à la fraîcheur, mais les monts et merveilles nous font stopper net, justement il y a une place sur le petit parking attenant.

Nous poussons la porte, déjà soulagées, et pénétrons dans un petit bistrot à l'ancienne, où il n'y a aucun client. La clim nous saisit aussitôt : il fait encore plus froid dedans que dehors. Miss Lili, qui n'a pas la langue dans sa poche, s'exclame : "Mais on gèle, ici !" Le patron apparaît et se moque gentiment, il ne fait pas si froid, on est en été, blablabla. Tout de même heureuses d'être à l'abri, nous nous asseyons.

Le patron vient prendre nos commandes. A ma question sur le choix des bières pression, il me propose une bière allemande que je ne connais pas, mais l'expérience ne m'effraie pas. Marie-Marie et Miss Lili demandent un chocolat chaud en claquant des dents. Le patron , avec un fort accent allemand, répond qu'il ne fait pas ça. Nous nous regardons, surprises, un chocolat chaud, même à la frontière suisse, ne nous semblait même pas très exotique. Faut croire que ça l'était. Il part chercher ma bière, laissant ces dames réfléchir.

Lorsqu'il revient, Marie-Marie et Miss Lili se sont décidées pour un thé. Il leur rit au nez en posant mon verre devant moi : "Ce n'est pas un salon de thé, ici !"
Nouvel échange de regards, de plus en plus étonnés.
Marie-Marie demande autre chose, tandis que Miss Lili, renfrognée, déclare qu'elle ne veut rien.
Le patron s'appuie des deux mains à notre table et lui rétorque, toujours avec son accent, sur un ton très sérieux : "Ce n'est pas une salle d'attente, ici."
Ambiance.
Marie-Marie vole au secours de son enfant : "Vous n'avez pas ce qu'elle voudrait, elle préfère ne rien boire !"
Je vois déjà le moment où nous allons nous lever pour chercher un autre lieu plus sympathique, en payant la bière déjà servie mais pas (encore) touchée. Nous sommes plutôt refroidies par cet accueil pour le moins bizarre dans un lieu aussi touristique.
Le visage du patron se fend d'un grand sourire. Il faisait de l'humour ! Ha ha. Il va chercher la conso de Marie-Marie et nous laisse à nos bavardages.

Nous papotons donc joyeusement, c'est une façon de parler, Miss Lili est durablement vexée de cet accueil si peu chaleureux. Pendant ce temps, le bistrot se remplit d'habitués qui s'accoudent au bar et... fument. Oui oui, ce doit être le dernier bistrot en France où on fume à l'intérieur ! Je n'en reviens pas, mais finalement, nous n'en sommes plus à une bizarrerie près.

Le clou, au moment où nous sortons, c'est l'énorme Jaguar garée juste derrière nous, nous empêchant de sortir. On tente machinalement de négocier un échange de clés avec son propriétaire, mais non, il n'est pas d'accord, tant pis, on aura essayé. Il se déplace et  nous partons enfin, nous félicitant chaudement d'avoir prévu une fondue pour ce soir !

Pour rasséréner Miss Lili, je lui ai promis d'écrire un billet pour raconter cette expérience insolite. J'espère que ça la fera rire...

jeudi 1 août 2013

Tranche de vie (2)

Après-midi caniculaire au bord du lac Léman, des foules de touristes succèdent aux colonies de vacances et aux centres aérés venus profiter de l'ombre, de la vue, de l'eau fraîche.

Vers 16h, un petit vent soutenu se lève. En observant le ciel, on constate qu'une galette grise qui s'étend sur tout l'horizon avance vers nous. Ils avaient prévu de l'orage, on dirait bien qu'ils vont tenir leur promesse.

Les parents rappellent leurs enfants, les maîtres leurs chiens, les serviettes de plage sont ramassées à la va-vite et bourrées dans les sacs par-dessus les paquets de chips entamés et les bouteilles vides. Le lieu se désertifie, on s'entend enfin bavarder, on serait bien s'il ne faisait pas si frais, d'un coup.

Sur la digue, un concert en plein air de reggae africain commence au moment où les premières gouttes s'écrasent au sol. La lumière est étrange, caractéristique des orages d'été, comme une toile où le peintre aurait mis trop de gris, les couleurs ont perdu leur éclat éblouissant du début de l'après-midi.

Le concert ne va pas attirer de foule, c'est dommage, parce que les artistes se donnent à fond. Le chanteur est un jeune homme vif, engageant, coiffé de dreads. Il porte des lunettes noires qui lui couvrent entièrement les yeux, je crois d'abord qu'il est aveugle. Il bouge et parle en rythme, quand il ne chante pas.

Je suis toujours fascinée par les spectacles de scène, musique, danse ou théâtre. Nous frissonnons toutes les trois sous notre serviette mouillée, mais nos yeux et nos oreilles ne perdent rien. Sur la scène, deux femmes dansent en occupant l'espace, leur chorégraphie est parfaitement coordonnée, je me demande si elles font partie de la troupe. Il y a aussi un couple formé par une dame et une femme trisomique d'une trentaine d'années, qui dansent aussi à perdre le souffle, exactement en rythme.

La pluie et le vent s'intensifient, les techniciens protègent les enceintes par des sacs poubelle transparents, le chanteur continue d'enchaîner les morceaux, rappelant que l'eau qui tombe est un bienfait. Le tonnerre l'accompagne de temps à autre. A un moment, il s'avance sur la piste et prend les mains de la jeune handicapée pour danser avec elle. Finalement, il n'est pas aveugle. On ne sait pas lequel mène l'autre, ils sont la musique, le rythme, si le bonheur existe, il doit ressembler à cet instant.

J'ai franchement froid, mes deux amies m'encadrent et me recouvrent de toutes les serviettes dont nous disposons, je ne veux même pas penser à l'image que je donne à cet instant.

Le concert continue, les danseurs sont toujours aussi rares, un petit garçon de sept ou huit ans est apparu, lui aussi semble avoir avalé un djembé dans son biberon. J'admire cette aisance, cette évidence de la danse. Un dialogue gestuel s'instaure entre le chanteur et l'enfant, ils se parlent et se répondent par leurs mouvements, j'en oublie de grelotter.

Un peu plus loin, derrière la scène, une très belle jeune femme qui ressemble à la princesse Jasmine, debout sur les rochers, pianote irrépressiblement sur son mobile. Son visage est concentré sur ce qu'elle écrit, échange. Mais, comme à son insu, son corps se balance en suivant la musique. Sa longue robe danse autour d'elle, tandis que ses doigts ne cessent de tapoter son écran. Peut-être que si elle n'était pas perchée en équilibre instable, tout son corps danserait sans qu'elle s'en rende compte.

Finalement, nous déclarons forfait avant la fin de ce concert étonnant, mais j'emporte ces images uniques et précieuses. Avec déjà l'idée de les partager, à ma façon.