samedi 19 mai 2018

Amère Saint Valentin


Elle entre, incarnation de formules rebattues, « vent de fraîcheur », « rayon de soleil ». Heureusement que je ne suis pas journaliste, je n’aurais su qu’écrire « Le printemps est entré avec elle dans le restaurant ». Ses lèvres ont la couleur du vin rouge dans mon verre, si j’étais autre chose qu’un vieil ivrogne aigri, j’en profiterais pour l’aborder, l’inviter à nous assortir encore davantage. Mais mon heure est passée il y a trop longtemps et je me contente de boire des yeux sa robe claire, ses cheveux blonds fins coupés dans un sage carré d’où s’évade un accroche-cœur. Sa grâce légère me l’avait fait croire juvénile, l’élégance de son pas à la suite du serveur détrompe ma première impression. Cette femme m’intrigue, je sens autour d’elle un mélange de volonté et de tristesse que je crois reconnaître, ou bien est-ce moi qui projette sur elle mes vieux tourments ?

Elle s’installe, retire ses gants d’un geste sûr, il me revient qu’en fait de printemps, nous ne sommes que le 14 février, fête imbécile que j’ai trop gâchée. Je me prends à lui souhaiter un Valentin amoureux et tendre, sans y croire beaucoup, elle tourne trop souvent un regard inquiet vers la porte – et donc vers moi – pour être sûre qu’il va venir. Je hais tant les tranquilles certitudes des couples qui s’aiment, leurs impatiences jamais vaines, leurs attentes jamais déçues, que j’éprouve pour cette femme anxieuse une bouffée de chaleur.

La porte s’ouvre derrière moi et à son attitude à elle, je sais que c’est lui qui entre, me glaçant d’un courant d’hiver désagréable. Je n’ai pas le temps d’essayer de l’imaginer qu’il passe devant moi, me laissant détailler sa démarche assurée, le léger signe de tête par lequel il congédie le serveur.
Elle se lève à demi pour l’accueillir, souriante, je devine l’attente – l’espoir ? – d’un baiser qui ne vient pas. Il dispose sa veste sur son dossier d’un geste d’habitué. Je le vois parler comme poursuivant une conversation, comme s’il n’était pas là pour célébrer un amour. Elle se rassoit lentement et je lis dans ses yeux baissés une déception familière.

Je ne le vois que de dos mais devine qu’il ne sourit pas, sans aucun doute elle répondrait, tandis que son visage délicat n’exprime toujours que cette attente brave.

Ils ont commandé à présent, mon esthétisme se satisfait de voir que leur vin, qu’elle goûte à son tour, a la couleur de ses lèvres. À une remarque qu’elle fait en souriant, il hausse les épaules, je ne vois pas s’il a répondu, elle repose son verre lentement, je remplis le mien, irrité par cet idiot qui reproduit mes propres erreurs, comme si je ne les avais pas payées suffisamment cher pour les lui éviter. 

J’ai envie de me lever, de secouer l’épaule de cet homme, de lui dire sa chance, la douceur fervente de la femme-fleur qui lui fait face, de l’exhorter à ne pas la laisser passer, l’avertir que certains bonheurs ne se rattrapent pas. Je n’en fais rien, il est trop tard, ma bouteille est presque vide, je ne changerai rien.

Dans vingt ans peut-être, cet homme sera à ma place, vautré dans son amertume à regarder, sans rien pouvoir y changer, un autre gâcher sa propre chance. Et pour quoi ?

jeudi 10 mai 2018

Un couple


C’est lui que nous remarquons en premier, parce qu’on ne se refait pas, que sa beauté classique de baroudeur nous attire l’œil. Regard bleu-gris que nous rêvons lavé par des embruns de bout du monde, visage tanné par des vents d’ailleurs dont nous ignorons le nom, cheveu court, bien sûr gris, il pourrait tout aussi bien être affiché dans la vitrine du magasin de marine de l’autre côté de la place au lieu de se rouler une cigarette à la terrasse de ce bistrot.

Notre conversation languit doucement tandis que chacune jette de fréquents coups d’œil à la table voisine. N’importe, nous avions terminé de nous déshabiller des soucis de travail, de la pression parisienne, des mauvaises notes des enfants. Nous entrons en vacances comme en religion, avec un ravissement tranquille et léger. Contempler cet homme et ce que nous lui prêtons d’aventure sera notre premier plaisir partagé.

Et puis elle arrive et nous découvrons, saisies, le sens de l’expression « faits l’un pour l’autre ». De ma place je la vois de profil, longue et athlétique avec dans les gestes un mélange de grâce et de précision. Ses mains bronzées, ses ongles courts, évoquent des activités à l’air libre, rochers ou cordages fermement empoignés. 

Elle a la tête légèrement penchée en avant, attentive à la cigarette qui se forme entre ses doigts. Un léger pli entre la joue et la bouche dit son âge.

Elle s’est assise à côté de lui, pas en face. Il lui parle, elle répond sans lever les yeux, ils rient ensemble sans se regarder, ils sont un, se ressemblent et se complètent.

Et lorsqu’ils se lèvent d’un mouvement presque identique en échangeant un dernier mot, nul baiser, à peine une main posée sur un avant-bras, un sourire, comme s’ils étaient au-delà de la tendresse démonstrative que les spectatrices avides que nous sommes espèrent, avant de s’éloigner l’un de l’autre, presque à l’opposé.

Juste avant qu’ils soient assez loin pour que l’un d’eux quitte notre champ de vision, chacun se retourne vers l’autre avec un même geste de la main, exactement au même instant.